Jacques-André Haury Jacques-André Haury - médecin et député
Jacques-André Haury
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  OPINIONS

Foi et progrès de la médecine

Paru dans Revue des Cèdres N° 37 le 1 juin 2012

Au fur et à mesure de ses progrès, la science médicale semble restreindre le champ laissé à la volonté divine. Lorsqu’elle tente d’expliquer par la génétique ou par les neurosciences le devenir et le comportement de l’être humain, elle contribue à faire de lui un individu prédéterminé, dont la volonté et les choix personnels importent peu : à plus forte raison, Dieu semble écarté. C’est oublier que la statistique, outil omniprésent dans la recherche médicale, est aussi la mesure mathématique de l’incertitude. Là où est le doute, là aussi est la foi : celle du patient et celle du médecin.

J’étais jeune médecin lorsque, au milieu de la nuit, les infirmières de la Clinique La Source nous appelèrent, nous, ses enfants et petits-enfants, au chevet de ma grand-mère, 89 ans, hospitalisée à la suite d’une fracture de hanche, dont l’état de santé s’était brusquement détérioré. Le pasteur Marcel S., vieil ami de la famille, avait été lui aussi appelé en pleine nuit : je l’entends encore, assis à côté de la mourante, qui lisait le Psaume 23 : « Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal. » La prière terminée, le pasteur s’en est allé, et nous nous apprêtions à assister aux derniers instants de ma grand-mère lorsque je remarque le tuyau de sa perfusion : il était déconnecté et le liquide s’écoulait dans les draps. Sans beaucoup d’hésitation, j’ai rétabli l’écoulement dans la veine  du stimulant cardiaque nécessaire à la patiente… Vous devinez la suite :  au matin – et c’était un dimanche – ma grand-mère était objectivement ressuscitée. Elle mourut bien plus tard, à près de 96 ans. Et je perçus combien la médecine pouvait réduire l’espace laissé à la volonté de Dieu.

La science restreint le champ laissé à la foi
Lorsque Ambroise Paré affirmait, au seizième siècle, « Je le pansay, Dieu le guarist », la médecine était loin d’une discipline scientifique, au sens moderne. Les soins consistaient à appliquer certaines pratiques à des états de santé, sur la base de quelques succès antérieurs, mais sans bien savoir pourquoi certains patients guérissaient et d’autres décédaient. La guérison, comme un miracle, semblait l’œuvre de Dieu.

Au cours des siècles, la rigueur de l’analyse scientifique est parvenue progressivement à connaître les dysfonctionnements conduisant à une maladie et à développer les moyens thérapeutiques aptes à les corriger. Le diagnostic – littéralement « la connaissance au travers des symptômes » – a permis d’identifier plus exactement les maladies et les mécanismes physiopathologiques qui les provoquaient. Sur la base de cette connaissance nosologique se sont développés des moyens thérapeutiques de plus en plus performants. A défaut de parvenir à tout guérir, la médecine d’aujourd’hui est au moins capable, dans presque tous les cas, de donner une explication soit à la guérison, soit à l’échec du traitement tenté. C’est ainsi que la part d’incertitude s’est considérablement réduite au cours des dernières décennies et continue à se réduire à mesure que la connaissance progresse : de même se réduit aussi la part laissée à l’action de Dieu.

A un bout de la vie, le domaine de la procréation constitue probablement celui qui, par son développement, a contribué à l’élimination la plus évidente de la main divine. La naissance d’un enfant demeure, à plus d’un titre, un événement reçu comme un cadeau de Dieu. Mais le couple moderne « planifie », avec les conseils du « planning familial ».

Et lorsque les choses ne vont pas tout seul, le couple recourt à la PMA (procréation médicalement assistée) : les moyens dont dispose la médecine sont devenus si performants que, dans bien des cas, on peut considérer que la naissance apparaît comme le résultat d’une volonté humaine, soutenue par l’activité de la médecine, bien plus qu’un choix laissé à la volonté de Dieu. Prier « pour que Dieu bénisse notre union et nous accorde un enfant » paraît bien éloigné des pratiques contemporaines.

A l’autre extrémité de la vie, la médecine a développé tant de moyens de faire survivre que, dans bien des cas, il apparaît que la mort correspond non pas à l’heure fixée par le Tout-puissant, mais à une décision médicale de cesser des traitements, voire d’accélérer l’échéance. Et si les Eglises ont tant de peine à adopter une position précise sur l’assistance au suicide, c’est qu’elles savent bien que la vie qu’il s’agirait d’interrompre est déjà, une vie dont le cours naturel a été manipulé et prolongé par l’activité médicale.

Une évidence s’impose : pour un nombre croissant de nos contemporains, les progrès de la médecine ont écarté Dieu et rendent la foi inutile.

L’ambition déterministe
Au delà de la compréhension des maladies, la médecine contemporaine est portée par un autre ambition : celle d’identifier les facteurs qui vont « déterminer » le devenir d’un individu, qu’il s’agisse de sa santé et, plus ambitieux encore, de son comportement.

L’analyse du patrimoine génétique vise à établir un lien entre les éléments donnés au départ de la vie – les gênes – et le développement d’un individu au cours de sa vie. Il s’agit bien sûr d’identifier les gênes qui vont produire une maladie présente dès la naissance, par exemple certaines surdités. Mais il s’agit aussi d’identifier des gênes qui prédisposeront l’individu à certaines maladies plus tardives : cancers, infarctus du myocarde, diabète, etc. Pour ne pas parler des prédispositions à la dépression ou à l’alcoolisme. Cette science, sans le dire explicitement, vise à préciser le « déterminisme » d’un individu, c’est-à-dire établir que son évolution ne dépend de rien d’autre que d’un programme génétique sur lequel il n’a pas grande prise.

Lorsque cette ambition touche à la vie de l’esprit, elle engage des enjeux bien plus importants encore. La psychologie, déjà, a l’ambition, sur la base d’un profil établi au terme d’un bilan, de déterminer comment se comportera un individu dans les circonstances dans lesquelles il va être placé. C’est le rôle des psychologues mandatés pour la sélection de candidats à diverses professions. Mais c’est aussi l’ambition de Jean Piaget face à l’enfant : plutôt qu’un examen mesurant ses connaissances et compétences, Piaget aurait souhaité pouvoir procéder à des bilans psychologiques pour permettre la sélection des élèves. Cette démarche, de nature essentiellement déterministe, est elle aussi fondée sur l’idée que l’individu dispose par nature de caractéristiques qui vont décider de ses comportements, sans grande place laissée à sa volonté et à ses choix personnels. Le fameux DSM (Diagnostic and statistical manual of Mental Disorders), considéré comme la « bible mondiale du diagnostic psychiatrique », et dont les rubriques se multiplient d’édition en édition, consiste à identifier – et définir comme trouble psychiatrique – tout comportement, toute attitude qui s’écarte d’une norme de plus en plus restrictive. Quelle que soit votre inclination envers telle attitude ou telle habitude, elle vous vaut un diagnostic qui à la fois conditionne tous vos comportements et les excuse. La longue liste des « addictions », très à la mode, en est un exemple : que vous soyez porté à boire ou à vous coller à votre téléviseur, vous présentez une addiction à l’alcool ou à l’écran qui, puisqu’il s’agit d’une maladie, ne saurait être mis sur le compte de votre volonté ou de vos choix de vie.

Les neurosciences tendent à ajouter une couche à cette ambition déterministe : les études sur l’ocytocine, qu’on a aussi appelé hormone du plaisir, semblent être de plus en plus, au gré de découvertes récentes faites notamment au CHUV, appelées à déterminer les comportements : émotions, attachement entre nouveaux-nés et leur mère, estime de soi. Elle pourrait moduler la sensation de peur dans chaque situation vécue.

Progressivement, et probablement sans en mesurer la portée philosophique, ces développements de la science médicale tendent à réduire l’être humain à une machine génétique et biochimique qui accomplit sa programmation de façon passive, comme un objet, dans lequel la volonté devient sans importance. La responsabilité individuelle perd du coup toute signification, ce qu’on observe d’ailleurs dans l’évolution des décisions de justice. Que faire d’un Dieu dans le destin d’une vie sur lequel l’individu lui-même n’est plus capable d’agir ? Et pourquoi le prier si, de toutes façons, mon avenir est défini par mes chromosomes et mes hormones ?

L’incertitude statistique
La science médicale s’appuie, dans ses découvertes, sur la statistique. L’examen d’un cas particulier n’autorise aucune affirmation scientifique. Pour qu’une hypothèse soit vérifiée, il faut qu’elle se réalise dans un nombre statistiquement significatif de cas au sein du collectif étudié.

La tentation est grande de retenir comme certitude l’hypothèse statistiquement majoritaire, en oubliant que l’individu pourrait appartenir à la minorité qui contredit l’hypothèse. Prenez l’exemple d’un cancer : si la statistique permet d’affirmer que le malade atteint de telle tumeur a 60% de chances de survie à cinq ans, cela ne veut pas dire que le patient concerné sera à 40% mort dans 5 ans. Pour lui, ce sera tout ou rien : parce qu’il est individu unique, la statistique établie sur un groupe n’a pas grande signification. Et si le médecin lui prescrit le traitement efficace dans la majorité des cas, il n’est pas exclu que ce soit erroné dans son cas particulier. Pour beaucoup d’esprits simplificateurs – et un diplôme de médecine, hélas, ne prémunit pas contre la tendance à la simplification…– la médecine est devenue un ensemble de décisions appliquant des procédures (« guide-lines ») à tous les patients, en oubliant que l’individu qu’ils ont à soigner peut appartenir à la minorité qui désobéit à la statistique. Pour les autres, qui existent aussi, l’unicité de l’être humain qu’ils ont à soigner doit être traité pour lui-même, avec l’incertitude que la statistique fait apparaître.

Regardée sous cet angle, qui n’est malheureusement pas le regard le plus courant, la statistique, au lieu d’alimenter un déterminisme simplificateur, devient au contraire le langage d’un doute permanent. Doute sur la vraie nature du malade que l’on soigne, sur sa véritable destinée, sur la façon dont, usant de sa volonté, il prend en main sa propre destinée.

Mais c’est une démarche médicale peu courante. Le plus souvent, le médecin s’arrête à ce que la statistique décrit comme le plus probable, en négligeant complètement les probabilités plus faibles, mais qui existent aussi. C’est une erreur courante, d’où découlent passablement d’erreurs médicales. Plutôt qu’un outil de certitude, la statistique doit rester ce qu’elle est : un instrument de doute. Là où est le doute, là aussi est la foi.

Dès qu’il mesure les limites de la statistique, le médecin redécouvre que le destin d’un malade dépend d’autre chose que de paramètres scientifiques. Serait-ce Dieu ? Rien en tout cas ne permet d’affirmer que Sa volonté est écartée.

Etre « reconnaissant » : acte de foi
J’ai rencontré souvent, dans ma pratique, des patients ou leurs proches usant d’une formule particulièrement courante chez les protestants : « Je suis reconnaissant ! » Ou bien : « Mon mari va mieux, nous sommes reconnaissants ! »

J’aime cette formule, parce qu’elle résume le rapport entre la foi et la médecine. Il ne s’agit pas d’exprimer des remerciements pour un traitement particulier ou une opération réussie. Il s’agit, dans la bouche de ceux qui l’emploient, d’exprimer une conviction : si les choses ont bien tourné, c’est que plusieurs s’y sont mis. Le médecin et tous les chercheurs qui l’ont instruit, certes, et le patient aussi ; mais au-dessus d’eux, Quelqu’un qui aurait fait en sorte, en se servant de nos mains humaines, que le malade guérisse.

Une attitude semblable peut animer le médecin. Il peut prétendre tout maîtriser et tout expliquer scientifiquement, mais n’y parvient jamais. Si, au contraire, face à un diagnostic exact et face au succès du traitement prescrit, il mesure la part qu’il doit à « la chance », ou à la nature, ou à la bonne étoile de son patient, il peut, chaque jour, se sentir « reconnaissant » : par là, il exprime sa foi.

Dr Jacques-André Haury




 

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