Jacques-André Haury Jacques-André Haury - médecin et député
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  POLITIQUE

L’égalitarisme, utopie ravageuse

Paru dans Culture Enjeu le 9 juin 2010

L’égalité devant la loi constitue la grande conquête de la Révolution française et la spécificité des régimes démocratiques. C’est une égalité relative, c’est à dire qu’elle est établie en relation à l’ensemble des dispositions légales.
Mais les égalitaristes veulent plus : ils veulent une égalité absolue. Ils s’emploient par tous les moyens à rendre les humains égaux dans leurs situations concrètes et quotidiennes. Chaque fois qu’ils mettent le doigt sur une différence, ils s’en indignent et cherchent un moyen de la corriger. Que l’accès à des cours de musique soit plus difficile à Leysin qu’à Lausanne suffit à justifier une nouvelle organisation égalitaire de l’enseignement de la musique à tous les enfants vaudois. Mais s’il s’agissait de rendre l’accès aux cours de ski aussi aisé à Lausanne qu’à Leysin, on répondrait avec raison que c’est une utopie.
A l’évidence, l’égalité absolue entre les individus est une utopie. « Une utopie, certes, concéderont les égalitaristes, mais tendre vers cette utopie ne fait pas de mal… »

Pas de mal ? C’est toute la question. Puisque « Culture Enjeu » ouvre le débat sur les utopies, on me permettra donc d’évoquer trois aspects ravageurs de cette quête infinie de l’égalité absolue.

1. L’égalitarisme est contrainte :
Lutter pour l’égalité, c’est lutter contre la nature. La vie, par essence, est différenciation. Dès la première bactérie, la vie organise, hiérarchise, sélectionne. Le petit enfant s’emploie à créer sa propre identité, donc à se différencier des autres. Il va mettre en valeur les inégalités, cherchant à se montrer le plus fort, ou le plus rapide, ou le plus agile, ou le plus malin. C’est ainsi qu’évolue l’animal. La civilisation humaine, heureusement, s’honore de corriger le comportement du sauvage : pour qu’il respecte le faible, pour qu’il mette sa force au service de tous, pour que la société bénéficie de son intelligence. C’est aussi tout le travail de la loi. Mais la contrainte de la loi doit constamment s’accroître si elle veut tendre à l’égalité absolue, la situation la plus opposée à la nature. On démontrerait aisément que l’extrême complexité législative qui caractérise nos sociétés modernes a toujours pour objectif d’imposer une forme d’égalité. Pierre-Marie Poujet l’écrit dans cette édition : “dans un Etat de droit, les lois doivent être générales, sinon elles uniformisent les comportements et transforment les citoyens en sujets alignés sur les mille et un dispositifs qui se mettent en place”. Au prix d’énormes dépenses publiques. Et au prix d’une liberté qui se rétrécit chaque jour. C’est un premier ravage.

2. L’égalitarisme engendre le moindre effort
A l’égalité s’oppose la notion de mérite : celui qui fait mieux ou qui fait plus doit en tirer une récompense, une satisfaction. Cette recherche de satisfaction constitue le moteur de l’action individuelle : elle pousse l’individu à se surpasser, elle l’entraîne à l’effort, dont les fruits retombent sur la société toute entière. Ne soyons pas naïfs : c’est la perspective d’un profit qui pousse une entreprise à innover, à inventer, à mettre sur le marché des produits de meilleure qualité. Et pour que l’entreprise atteigne ses buts, il faut que ceux qui y collaborent s’attendent à en tirer un profit personnel : salaire plus élevé, emploi assuré, prestige d’être personnellement associé à une réussite. Si, au bout du compte, la société égalitariste prive l’individu des fruits de son effort, on ne voit pas très bien pour quel motif il ne se contenterait pas d’un minimalisme, tellement plus confortable. 

3. L’égalitarisme impose le relativisme
Dès qu’on évoque la notion de « valeurs », on distingue, on différencie. D’un côté ceux qui tendent vers ces valeurs, et de l’autre ceux qui s’en écartent. Le bien ou le mal, le vrai ou le faux, le beau ou le laid, le juste ou l’injuste : sur ces distinctions se fondent des hiérarchies, l’exact contraire de l’égalité absolue. Pour imposer l’égalité, il faut abolir ces distinctions : il faut présenter a priori ces distinctions comme des choix personnels, chaque individu étant invité à définir les valeurs qui sont les siennes. C’est le fondement du relativisme. « Chacun sa route, chacun son destin ». Ce relativisme prive bon nombre de nos concitoyens de tout repère. C’est pourtant le prix à payer si l’on veut parvenir à une société totalement égalitariste. Fort heureusement, le monde des arts et de la culture échappe au relativisme : y aurait-il encore une création artistique si elle ne débouchait pas sur une recherche de différenciation et une hiérarchie entre les oeuvres ? On ne peut à la fois concevoir l’égalitarisme comme une utopie innocente et déplorer que notre société peine à définir des valeurs.

Les utopistes ont, comme tous les idéalistes, quelque chose d’attachant. Leur soif d’absolu nourrit le débat culturel et philosophique. Mais il importe que leur combat soit tempéré, ramené à des limites. Ce devrait être le rôle de l’action politique. On peut craindre, malheureusement, que l’utopie égalitariste ait conquis, dans la réflexion politique contemporaine, une place telle qu’il soit devenu interdit de la contester. Ainsi passe-t-on de l’utopie au totalitarisme.




 

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