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LATIN ET MÉDECINE
Une contribution à l'esprit de synthèse
Paru dans In «Actualité du latin », Cahiers de la Renaissance vaudoise No 127 le 1 fév. 1994
Comment le latin devint facultatif Disons-le tout net : la connaissance du latin n'est aujourd'hui indispensable ni à la formation universitaire médicale, ni à l'activité d'un médecin. Le latin, pendant plusieurs siècles, a été la langue des universités. Le Pays de Vaud ne fait pas exception : sous le régime bernois, l'enseignement académique est donné en latin. C'est le cas, en particulier, de l'arithmétique, de la géométrie et de la physique. Les universités étrangères qui possédaient une école de médecine donnaient naturellement leurs cours en latin. Le pionnier de la médecine vaudoise que fut Auguste Tissot (1728-1797), formé à Montpellier, enseignait à Lausanne en latin "car, pensait-il, il est plus facile d'apprendre correctement dans son enfance une seule langue, commune à tous les savants, plutôt que de perdre son temps plus tard à en maîtriser plusieurs afin de ne pas dépendre, pour son savoir, de traductions souvent fort inférieures à l'ouvrage original" (1).
Tout naturellement, le latin faisait donc partie du bagage préparant au Collège de médecine de Lausanne (fondé en 1787) qui deviendra, en 1890, la Faculté de médecine de l'Université de Lausanne.
C'est sous la direction du radical Louis Ruchonnet, par la Loi scolaire de 1869, qu'apparaît chez nous, une volonté politique de développer un enseignement supérieur scientifique indépendant du latin. C'est le début de l'"Ecole industrielle cantonale", l'ancienne "École moyenne de Lausanne", qui deviendra en 1908 le"Collège scientifique cantonal", sur pied d'égalité avec le "Collège classique cantonal", auparavant appelé simplement "Collège cantonal". La seconde moitié du XIXe siècle voit naître également l'École d'ingénieurs de l'Université de Lausanne, fondée en 1853 sous le nom d'"Ecole spéciale de Lausanne" par le pasteur Charles Archinard.
Dès la première moitié du vingtième siècle, pour la première fois, coexistent ainsi deux élites universitaires : l'une classique, formée au latin, et l'autre, scientifique, qui ne l'était pas.
La médecine, qui bénéficiait pendant cette période d'un extraordinaire développement scientifique, devait naturellement se rapprocher de ces élites scientifiques au point de se demander si le latin lui était encore véritablement nécessaire. Et c'est au terme d'un siècle que la révolution entreprise par Louis Ruchonnet devait aboutir à une modification réglementaire : le latin ne serait plus obligatoire pour les médecins.
A partir de 1968, les porteurs d'une maturité fédérale de type C(mathématiques-sciences) sont admis en faculté de médecine, admission jusqu'alors réservée au seuls porteurs d'une maturité fédérale de type A (latin-grec) ou B (latin-anglais).
Cette ouverture de la médecine aux bacheliers non latinistes a eu lieu il y a vingt-cinq ans. Aujourd'hui, en automne 1993, 196 étudiants suisses ont été admis en première année de médecine à l'Université de Lausanne.. Parmi eux, 73 avaient appris le latin soit 37 % seulement.
La jeune génération des médecins suisses se partage ainsi, actuellement, entre ceux qui ont appris le latin et ceux qui l'ignorent.
Notre contribution à ce Cahier serait stérile si elle cherchait à opposer les "scientifiques" aux "latinistes" pour rechercher les meilleurs. Elle cherchera simplement à décrire ce que la formation classique, pour sa part, apporte à l'activité d'un médecin.
Au cours des études La filière scientifique prépare bien le futur étudiant en médecine à un certain nombre de branches précliniques ou paracliniques : la physique, la chimie, puis la physiologie, la biochimie, la pharmacologie, par exemple, sont maîtrisées plus rapidement par les scientifiques que par les latinistes. A l'opposé, plusieurs disciplines médicales de base, nées à l'époque classique où le latin était la langue savante universelle, utilisent une terminologie plus familière aux latinistes, voire aux hellénistes.
C'est de toute évidence le cas de l'anatomie, de l'histologie et de la plupart des branches cliniques. En outre, les ouvrages en langue étrangère, pour les motifs historiques évoqués ci-dessus, utilisent souvent tels quels de nombreux termes latins dont la connaissance rend la lecture plus facile. C'est en particulier le cas des publications écrites en allemand.
Avantages et inconvénients paraissent s'équilibrer à l'Université : prétendre que les latinistes suivent leurs études avec plus de facilité que les scientifiques serait sans doute inexact, tout comme l'affirmation inverse. Quittons donc cette querelle : vitae non scolae discimus ! (2)
Dans l'exercice de la médecine Dans son discours solennel du Dies Academicus 1986, le recteur André Delessert, mathématicien, dénonçait deux comportements intellectuels infiltrés dans la société en général, dans l'Université en particulier :"Nous voulons parler de l'obsession de l'accumulation et de l'obsession de l'analyse".
A l'époque, cette observation nous avait frappé, tant elle nous paraissait justifiée dans le monde médical que nous connaissions, et c'est sous cet éclairage que l'apport de la formation classique mérite d'être abordé.
L'obsession de l'accumulation est présente en médecine. Le développement des connaissances scientifiques a multiplié les moyens diagnostics et les possibilités thérapeutiques. La tendance est forte, en particulier dans les milieux universitaires, d'accumuler ces moyens sans les hiérarchiser, sans les trier, sans renoncer à des méthodes expérimentées mais dépassées.
La multiplicité des examens paracliniques auxquels de nombreux patients se trouvent soumis illustre cette démarche accumulative. Souvent, pour le médecin ou pour le malade, le nombre des résultats obtenus exprime, mieux que l'efficacité du traitement, le sérieux de la prise en charge. Fort heureusement, la tolérance du patient à cette démarche accumulative et la nécessité de réduire les coûts de la santé servent de frein à ses excès.
L'esprit d'analyse guide la recherche scientifique. Il procède du plus grand vers le plus petit; il part de l'ensemble pour s'intéresser aux éléments qui le constituent, puis se concentre vers les parties de plus en plus infimes de ces éléments. L'analyse est à la base du développement des connaissances médicales modernes.
Prenons un exemple simple. Parmi divers blessés, on a constaté que certains mourraient et d'autres survivaient. Très tôt, l'analyse a montré que de fortes pertes de sang entraînaient la mort. On a alors tenté de redonner du sang, c'est-à-dire de transfuser. Mais les premières transfusions sauvaient certains patients alors qu'elles accéléraient la mort des autres.
L'analyse a permis de définir des groupes sanguins, au sein desquels la transfusion était possible. Il fallut une nouvelle analyse pour expliquer que, dans le même groupe, certaines transfusions se passaient bien alors que d'autres déclenchaient des réactions d'intolérance; on découvrit les sous-groupes sanguins.
Si l'esprit d'analyse est nécessaire au développement des connaissances médicales, sa pratique obsessionnelle, jointe à l'obssession de l'accumulation, est nuisible à l'exercice quotidien de la médecine. La prise en charge diagnostique et thérapeutique d'un malade réclame une autre démarche intellectuelle : la synthèse. Il nous apparaît que la formation humaniste, dont le latin est le fer de lance, arme mieux l'étudiant pour une démarche de synthèse. J'ai souvent ressenti, lorsque, en face d'un patient, je recherche un diagnostic, une analogie directe avec la version latine.
Vous prenez une phrase contenant le mot "quo", dont vous savez qu'il peut avoir douze sens différents. Aucune méthode analytique ne pourra vous aider à en trouver la traduction. Vous devrez procéder par synthèse, c'est-à-dire apprécier l'ensemble de la phrase et de son contexte pour pressentir, puis assurer votre traduction. C'est parfois même par analogie à d'autres textes d'un même auteur, ou par la connaissance de la mentalité d'une époque, que vous parvenez à la bonne interprétation. Connaître la démarche politique de Virgile facilite la compréhension de ses textes. Et malgré tout, dans certains cas, le doute persiste, au point qu'il arrive à deux traductions différentes de se contredire. La vérité d'une traduction latine n'est jamais que relative. En face d'une douleur abdominale, le médecin dispose d'une foule de méthodes analytiques : la prise de sang et les nombreux paramètres qu'elle mesure; la radiologie enrichie des ressources de l'informatique, les ultrasons, voire l'examen direct par endoscopie.
Ces méthodes permettent beaucoup de diagnostics, mais conduisent aussi parfois à de grossières erreurs. C'est une démarche de synthèse, examinant toute la personnalité du patient, son contexte médical, sa situation du moment qui, seule, permet de pondérer les résultats de l'analyse et, finalement, de poser le bon diagnostic. Et c'est encore une démarche de synthèse qui conduira à proposer au patient une démarche thérapeutique qui soit adaptée à son cas particulier.
Tout médecin, tout patient a, présents à l'esprit, des situations où la médecine a fait fausse route. Je prétends que, presque toujours, ce n'est pas l'analyse qui a été mal faite, mais c'est l'esprit de synthèse qui, au bout du compte, a fait défaut. Cette faiblesse a permis l'erreur médicale, forme appliquée à la médecine du contresens dans la version.
L'esprit de synthèse Il n'est pas vain de plaider ici pour l'esprit de synthèse, cette fonction supérieure de l'intelligence. Beaucoup reconnaissent qu'il fait défaut dans notre société technique, satellisée entre divers groupes humains qui ne se comprennent plus. Il manque notamment dans la médecine moderne et détermine ses limites. Mais il semble être présent dans les médecines parallèles.
C'est probablement de là que vient leur succès dans certaines couches de la population. Nous prétendons par exemple que l'engouement de nombreux patients pour l'homéopathie provient précisément de sa démarche globale, cherchant à situer un symptôme isolé dans la totalité d'une personnalité physique et psychique.
Les détracteurs des médecines de ce type demandent pour les combattre qu'elles soumettent leurs résultats à des démarches analytiques : statistiques de guérisons, critères de diagnostic, et autre accumulation de résultats chiffrés. Ils ne voient pas que c'est la vision synthétique du malade qui fait leur attrait, tandis qu'elle fait trop souvent défaut dans la médecine traditionnelle. La formation classique, l'apprentissage du latin nous paraissent utiles au développement de l'esprit de synthèse. Nous avons montré l'analogie existant entre la version latine et la recherche d'un diagnostic.
Mais cela va plus loin, à condition que l'enseignement technique de la langue s'inscrive dans une démarche culturelle complète. L'apprentissage du latin recourt à des textes vieux de deux mille ans. Ils apprennent la notion de durée, et par elle, la relativité de l'instant présent. Le temps du scientifique est trop souvent celui du journaliste : ponctuel, détaché de son contexte, sans recul. Le temps du latiniste est celui de l'historien, qui situe dans les siècles et permet la distance. Dans l'exercice quotidien de la médecine, la tentation est forte de céder constamment à des modes éphémères.
Une certaine connaissance des Anciens et des Classiques rend prudent à l'égard de ces modes, enseigne à rechercher si de vieux médecins n'ont pas encore parfois quelque chose à nous enseigner et montre la permanence des préoccupations humaines.
Un exemple m'amuse. De nombreux patients se plaignent de ressentir dans le fond de la gorge une espèce de corps étranger qui menacerait de les étouffer. L'examen clinique ne montre aucune lésion locale, les examens sanguins sont normaux, la radiologie ne révèle aucune anomalie. Comme dans toutes ces situations, la médecine moderne parle de troubles fonctionnels, manière élégante de désigner un trouble psychiatrique mineur. D'ailleurs, commentera le médecin avec un clin d'oeil complice, les anciens médecins appelaient cela "la boule hystérique", c'est bien la preuve!
Jusqu'au moment où la goût pour la démarche étymologique revient à l'esprit de l'ancien bachelier classique. Hystérique dérive du grec hustera traduit par le latin uterus . Et vous aurez, comme moi, beaucoup d'admiration pour l'intuition diagnostique des vieux maîtres de la médecine quand vous observerez alors, porté par cette curiosité étymologique, que la "boule hystérique" est principalement décrite par des femmes dans la période qui entoure la ménopause !
Cette période de bouleversements hormonaux agit sur l'état des muqueuses : elle engendre un sentiment désagréable dans la gorge, qui n'a rien à voir avec une perturbation psychique, et votre patiente est soulagée par un diagnostic qu'une démarche synthétique est parvenu a établir.
Un exemple n'est pas une preuve. Il n'est qu'une illustration. Le médecin se trouve chaque jour confronté à des situations d'échec. Diagnostic erroné ou traitement inefficace. L'esprit d'analyse qui domine la médecine moderne ne lui est souvent d'aucun secours. L'aide ne lui vient que d'une réflexion de synthèse, salutaire pour son patient. Tout enseignement capable de développer cette réflexion lui est alors utile : c'est à ce moment qu'il apprécie sa formation classique.
Des arguments secondaires Pour la défense du latin, on pourrait évoquer encore quelques détails. Comme les fameux "Rp." et "s." (3) que le médecin inscrit sur chaque ordonnance. J'évoquerai plutôt, pour finir, un autre aspect. L'exercice de la médecine, il faut le reconnaître, n'est possible que si le praticien exerce une certaine autorité, un certain ascendant sur son patient.
En réalité, cette relation nécessaire à la démarche thérapeutique passe d'abord par une bonne connaissance du contexte du patient - nous revenons à une notion synthétique - permettant d'avoir avec lui une forme de complicité. La complicité est automatique avec toutes les disciplines scientifiques, puisque la formation médicale fait une large place à de nombreuses sciences exactes. Les études obligent à comprendre une bonne partie des bases physiques, par exemple. Mais elles n'obligent pas à s'ouvrir aux "humanités".
Ce bagage n'est acquis, de façon obligatoire, que dans les années qui précèdent le baccalauréat. Mais il est nécessaire pour permettre la complicité du médecin avec les élites instruites aux sciences humaines. C'est avec ces patients qu'il se félicite d'avoir reçu une formation de base analogue à la leur.
S'il fallait conseiller Au collégien qui souhaiterait embrasser une carrière médicale, nous hésiterions à conseiller la voie scientifique ou la voie classique, tant l'une et l'autre apportent des contributions complémentaires à la préparation d'un médecin. Il est juste de relever que la carrière d'un médecin peut prendre des formes très diverses, dans lesquelles ce sera tantôt l'humaniste, tantôt le scientifique qui sera le plus à l'aise. Sans hésiter, profitant d'un particularisme vaudois, nous recommanderions la voie mixte, celle du latin enrichi des "mathématiques spéciales"(AX ou BX),à condition que notre interlocuteur ait le goût de l'effort, qualité au demeurant assez utile, tant pour les études de médecine que pour le travail quotidien d'un disciple d'Hippocrate.
Et nous ajouterions à son intention une observation que m'avait faite au début de mes études, un vieux médecin du Pays d'Enhaut : sachez bien que tout ce que vous aurez acquis dans votre formation pourra un jour être utile à la prise en charge de l'un ou l'autre de vos patients.
1. L'éveil médical vaudois, Presses centrales Lausanne, 1987, p. 34. 2. "C'est pour la vie et non pour l'école que nous acquérons des connaissances." La maxime de l'ancien Collège classique cantonal à Béthusy s'inspire d'une phrase de Sénèque (Lettres à Lucilius, 106, à la fin), qui disait exactement le contraire : "Nous n'apprenons pas pour la vie, mais pour l'école." Au lecteur de choisir qui a raison... 3. Rp. = recipe : comprends ; s. = scribe : inscris. Indications données par le médecin au pharmacien chargé d'exécuter l'ordonnance.
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